Sur le chemin vers le pub, je n’ose pas parler. Je me demande si je vais regretter ou non toutes mes décisions des dernières semaines, si je vais arriver à le convaincre. J’ose à peine le regarder du coin de l’œil une fois de temps en temps. Je me dis que si j’essaie de trop parler je vais avoir l’air de vouloir faire comme si de rien était, alors que non, pas du tout! Je suis donc muette comme une carpe et je lui laisse l’occasion de parler. C’est mieux comme ça. Après tout, c’est lui qui se retrouve empêtré là-dedans, et moi qui nous y ait empêtrés.

En arrivant à l’Avalon Sunset, je souris un peu. Les pubs ont d’habitude des noms plus rustres, plus animaliers aussi. Mais une référence si élégante à la légende Arthurienne, c’est du domaine de l’inusité. Pourtant quand Aedan ouvre la porte, l’ambiance n’est pas différente d’un vrai bon Pub de Grande-Bretagne, même à cette heure-ci. C’est plus tranquille, mais déjà jovial. J’entre et je laisse mon ex-mari choisir où il veut aller. De nous deux, c’est lui qui a sûrement le plus besoin d’être confortable. Et puis pour être déménagée sur un tel coup de tête je ne dois pas être si atteinte par le fait de sortir de ma zone de confort, finalement. Le serveur arrive rapidement et je commande une bière brune. Le serveur repart et je plonge mes yeux dans ceux d’Aedan. Oh la mauvaise idée. Autant de sentiments que de questions qui doivent le démanger m’envahissent et je me sens à la fois Mal à l’aise, coupable, stupide et complètement séduite. Je me suis sentie comme ça tout le long de mon moment à la librairie, mais à vrai dire, j’avais réussi à m’en débarrasser pendant que je découvrais le bar. Je devrais lui fiche la paix, je devrais le laisser vivre et sortir à jamais de sa vie, partir au Canada je ne sais pas. Mais je reste plantée là parce que je n’arrive pas à me détacher de son regard. Ni à m’ôter la sensation que ça ne peut pas si mal se passer, cette discussion.

« Merci beaucoup d’avoir accepté, Aedan. Vraiment. » Lui dis-je en le regardant, m’assurant qu’il comprenne ma reconnaissance. « Je ne veux pas de malentendus entre nous, c’est tout. »

Le serveur revient et pose ma bière devant moi, alors que je n’ose pas quitter Aedan du regard. Je sais que si je regarde ailleurs, mes yeux n’auront plus le courage d’affronter les siens et dans une discussion comme ça, ce serait vraiment contre-indiqué. Je remercie distraitement le jeune homme et là, les rouages de mon cerveau s’activent. Je lui dis quoi? Je commence par où? Je sens bien que je lui dois mille explications, mais je ne sais pas quoi expliquer, ce qu’il veut savoir, ce qu’il ne veut pas, jusqu’où je dois remonter, quant aux actions à justifier? L’un des prérequis pour être journaliste, c’est l’éloquence, mais je crois que je l’ai échappée avec mes livres à la librairie et j’ai oublié de la ramasser. Ne pas oublier d’aller la chercher, tiens. J’ai envie de mettre mon cœur sur la table, tout balancer et laisser de vieilles larmes remonter, mais je n’en fais rien. Il n’a pas besoin de ça et je ne servirais pas ma cause. Je ne sais pas exactement ce qu’est ma cause, non plus. Sauf de seulement éviter qu’il me déteste. Je ne supporte pas l’idée qu’il me déteste encore plus qu’avant alors que moi je l’… l’apprécie. N’oublies pas Lizzie, tout ça, c’est du passé. Tu es ici parce que tu as accepté tout ça.

« Je vais être franche. Je ne veux absolument pas tout t’expliquer comme ça, de but en blanc. Je n’ai pas envie de me perde en confusions, de mal exprimer ce que j’ai à dire et encore moins de faire un monologue ennuyant. » Et qu'est-ce que tu fais, là, espèce de tarte? Bravo, vraiment. Je retiens un soupir, bois une gorgée de bière et je termine ma pensée, en me retenant de paraître nerveuse. « Alors autant que je te laisse poser les questions pour éviter que dans quatre heures on y soit encore, non? »

Je fais un petit sourire. Oui, j’ai tenté un peu d’humour. C’était fade, mais ça aura au moins été un essai. Je tiens ma bière à deux mains et mon regard cède finalement pour fixer la mousse de mon verre. Je ne sens plus que si je le lâche du regard, toute ma volonté va disparaître. Ça va aller. Ça fait trois ans que je vis sans lui, je suis passée par des coups dur, je n’en suis pas morte. Je devrais arriver à soutenir sa présence et mes sentiments divergents pour une soirée. J’attends quand même les réponses de ce qui fut autre fois mon beau brun avec de l’appréhension, en espérant qu’il ne décide pas de la jouer dure dès la première question, mais bon, j’aurais un peu cherché qu’on ne me ménage pas, en même temps.

Ses yeux m’ont toujours chamboulée. Je ne me l’explique pas, c’est juste comme ça. Donc quand il me dit que je l’ai pris de court je ressens bien toute la compassion qui me pousse à lui faire un mince sourire désolé. Et ça me mène à mon « introduction » quelques instants plus tard. Il semble à nouveau pris au dépourvu, mais je sais qu’il comprendra que je préfère aller à son rythme qu’au mien, parce que si les émotions se mélangent à ce que j’aurais débité, je me serais mise à vraiment me confondre en excuses plus qu’à mettre les choses au clair. Là au moins, ce sera plus posé et calme, comme discussion.

Je ne retiens pas un peu de surprise en relevant les yeux, quand il me pose sa première question. Je n’avais pas cru qu’il commencerait par ça, même que je me tenais prête à la pire question en premier, mais pas du tout. En même temps, c’était si évident que je vois très bien pourquoi ça m’est passé sous le nez. Aedan est un écrivain, bien sûr qu’il commencerait par les livres. Avec lui, c’est par là que ça commence et même souvent, que ça se termine. C’est un vrai passionné comme on en fait rarement, comme moi dans mon propre domaine. Je touche le plastique à la texture très douce du sac en le regardant, comme pour me rappeler ce que j’ai bien pu acheter.

« Oh, tu me connais, des romans de petits nouveaux dans le domaine, des suites de série. J’ai dû me racheter un Asimov par contre, je crois qu’on me l’a emprunté et jamais rendu voilà un moment. » Je souris encore et je finis par dire, un peu avec de la nostalgie. « J’ai racheté un peu de fantasy, aussi. »

Le fantasy et le Sci-Fi, j’en mangeais, je vouais un culte à ces deux genres quand nous nous sommes rencontrés. Puis avec le boulot, la vie réelle et tout ça, mes goûts étaient devenus un peu plus terre à terre, classiques. Puis récemment j’ai relu à peu près tout ce que j’avais de fantasy et SF dans ma bibliothèque, par ennui et pour éviter de me laisser avoir par la mélancolie et la solitude et le goût m’est revenu, comme avant et je suis ravie que ça me reprenne, parce que bien franchement, quand j’en lis je me sens un peu comme j’étais avant… et je me sens drôlement bien.

J’ai à peine le temps de reboire une gorgée de mon verre qu’il enchaîne la deuxième question. Et voilà, maintenant on entre dans le vif du sujet. Au moins on commence avec la base. La source de tout ça. J’aurais eu peur qu’il me parle du passé ou même qu’il me traite avec suspicion, tel un inspecteur qui braque sa lampe dans le visage d’un suspect. Au moins comme ça, j’ai l’occasion de prouver ma bonne foi. Lizzie par pitié, ne rate pas ton coup d’accord? Tu l’as assez fait pour aujourd’hui. Respiration, assemblage de pensées et, allez!

« C’est très peu original, mais c’est vraiment pour le boulot, à la base. Et le besoin de changement. Fallon m’a réduit mon boulot de moitié à cause de sa vipère de maîtresse. À ce moment, je me suis rendue compte que Londres ne m’apportait plus rien de bon depuis quelques années déjà. »

C’est vrai. Londres avait déjà arrêté de me rendre heureuse quand j'ai perdu espoir d'avoir un enfant et le jour où j'ai trompé Aedan, j'ai tout achevé. Je ne sais pas si il croit que ça ne m’a rien fait, ou si j’ai continué de vivre ma vie comme si de rien était après son départ, mais je n’ai fait que souffrir. Je me suis assuré de me faire payer le prix fort, vu que lui avait préféré partir que de me rendre la monnaie de ma pièce. Londres est devenue monochrome et jamais je ne lui ait revue de couleur, ou presque. Je ne faisais qu’avancer, en faisant croire aux gens que j’avais repris le dessus, mais tous les soirs finissaient de la même manière. Moi, seule dans mon appartement avec moi-même, à ne pas me laisser de répit, m’en vouloir et me détester. Et vivre avec le manque aussi. Il était ma moitié et personne n’a jamais réussi à trouver quelque chose pour me rendre complète à nouveau. Une autre gorgée, je ne dois pas penser à ça maintenant, ce n’est vraiment pas le moment.

« Ça ne m’a frappé qu’après le coup de fil avec le journal que je viendrais vivre à ici. J’ai réellemen agis sur un coup de tête, ce n’est pas des blagues. Mais je te jure, ce job m'a tellement emballée! » Je sens que j’ai des étoiles dans les yeux l’ombre d’un instant. « Et je… j’ai eu peur, que tu m’en veuilles, que tu m’empêches d’y venir, sans même m’écouter. » Je marque une pause, tout mon être se focalise à lui montrer ma sincérité. « Aedan, je ne sais vraiment pas comment le dire, si ce n’est que je n’ai pas envie de te nuire, ou de rentrer de force dans ta vie. Même si je vis ici, à Kilkee, rien ne te force à me voir ou me parler et je comprendrais que ce soit ce que tu préfères…»

Mes yeux terminent ma phrase à la place de mes mots. «Même si j’aimerais quand même que tu ne le veuilles pas.» Aussitôt je détourne la tête. Ce n’est pas ce que je voulais communiquer, ce pourquoi je l’avais tût, mais maintenant c’est fait et je fixe le pub, faisant comme si j’en observais tous les détails, alors que la seule chose que j’avais envie de regarder, c’était ses yeux. Encore une fois, peut-être la dernière, même.

Au final, on en revient à la grande question. Celle qui n’a pas de réponse toute faite, claire et concrète. Pourquoi. Je le me mets à  y penser en me concentrant aussi sur la fraîcheur de la bière entre mes mains. Je dois déjà faire un effort pour oublier cette vieille sensation d’un frisson chaleureux remontant dans mes reins quand il parle, sensation qui apparemment ne s’est jamais dissipée en six ans. Quand il me demande pourquoi Kilkee, j’ai cette déformation professionnelle qui manque me faire rétorquer «Et pourquoi pas?». C’est souvent ce genre de questions rhétoriques qu’on reçoit de la part d’un interviewé qui ne tient pas a répondre et à jouer au plus malin. Et justement, ce n’est vraiment pas le moment pour moi de jouer à la plus maligne. Je n’en ai pas envie non plus, d’ailleurs, pourtant sa question je n’y vois aucune réponse qui puisse le convaincre, qui puisse montrer ma bonne foi. Je finis donc par répondre, tout bonnement avec honnêteté.

« Pattie et moi, on a envoyé mon CV à bien des endroits. On a demandé de l’aide à des contacts. Si tu avais vu la quantité de ressources que Pat’ m’a fait exploiter… puis j’ai reçu un appel de Miss Morrigan. Et j’ai juste vraiment aimé ce qu’elle m’a décrit du travail et quand j’ai vu que Kilkee était dans un sorte de boom culturel… » J’hausse les épaules, avec un petit sourire digne d’un enfant prit sur le fait. C’est un peu ce que je suis aujourd’hui, en même temps. Une gamine qui n’a pas réfléchit et qui s’est fait coincer la main dans le sac de livres. « Je n’ai pas pu résister. Par contre, avoir cru que tu m’en voudrais… je sais, ça c’était pas très brillant. J’dois avouer que j’ai parfois l’impression que tu m’en veux autant que j… » non Lizzie, tu, ne, dis pas ça. Ne va pas lui dire que tu t’en veux à mort après trois ans, c’est louche. « J’veux dire… plus que tu ne m’en veux vraiment. J’ai donc prit le risque de déménager de suite, pour ne pas reculer avant. »

Mes doigts serrent ma bière un peu plus quand il m’annonce qu’on ferait mieux de ne pas se voir. Ce n’est pas une question de m’y attendre, bien entendu je m’y attendais, mais ça me fait un pincement. Un gros pincement que je cache avec une bonne gorgée de ma bière. C’est tellement illogique de ma part, je ne me l’explique pas, je ne veux pas me l’expliquer. Si ça pouvait seulement s’en aller comme sensation, ça me suffirait.

Je repense au fait que ça ne fait six ans que je le connais et je me retrouve moi-même éberluée. Ça ne fait que six ans… sur trente, ce n’est quand même pas tant et pourtant, il est devenu ma priorité. La chose à laquelle je pense le plus. Aedan s’est fait une place en quelques jours il y a des années, que jamais personne en trente ans ne s’est faite, même pas Patricia. Et je le regarde en ce moment, lui il continue et fait sa vie, il évolue. C’est peut-être mon tour, non? Si je ne le fais pas, on ne s’en sortira jamais. On ne peut pas vivre dans un village de 1000 habitants sans jamais se rencontrer, je le sais, mais si je peux tourner la page, avancer moi aussi… on pourrait au moins se croiser sans malaise, tiens. Je n’ai pas particulièrement montré ma déception, voire pas du tout, je ne sais pas, mais je me montre maintenant plus sereine. Si c’est ça qu’il faut, alors soit.

« C’est vrai. Ce n’est pas comme si Kilkee était un village de 200 habitants non plus, on est pas pour se foncer dedans tous les jours! » Je lui fais un petit sourire et je regarde un peu autour. « D’ailleurs, je ne sais pas si tu as d’autres questions, parce que sinon je ferais peut-être mieux d’y aller alors... non? »

J’ai l’air d’une ado indécise, mais je ne peux pas faire autrement qu’espérer que pour cette fois seulement, il me laisse rester un peu et que je puisse lui parler. Je sais, je suis censée tourner la page, mais faut pas déconner non plus, je ne vais pas le faire non plus en une journée et là, devant lui comme ça… il y a un mois je me disais encore que ses yeux, je ne les reverrais plus qu’en rêve ou en photos et maintenant, je les regarde. Et c’est vraiment trop dur de les lâcher et de partir sans se retourner, ou sans même espérer ne pas avoir à le faire, bon. Ça va bien s’arrêter quand je vais tourner la page, alors…