Les soirs de représentations ne te plaisent guère, car on ne peut pas dire que l'art, sous toutes ses formes exceptée la musique, te touche vraiment. N'est pas Lloyd qui veut, si tu étais là ce soir-là, c'était bien parce qu'on t'y avais traîné. Cas de force majeure t'avait-on dit, sauf  que protéger des petites vedettes n'était pas ta formation de base. Même si tu étais taillé pour, et que tu entretenais ta forme tous les jours, tu étais plus spécialisé dans les enquêtes de fond sur la psychologie des gens. Le terrain tu n'y étais pas souvent, mais apparemment, Kilkee avait besoin de personnel et piochait un peu partout pour en trouver. C'est ainsi que tu étais là, tapi dans les coulisses du théâtre de la ville depuis deux heures, pour surveiller les comédiens et veiller à leur sécurité. Sauf que des coulisses, tu ne voyais rien, tu entendais mal, donc tu avais passé ces deux heures à tourner en rond. A entendre des bribes de conversation, des monologues exagérés, même parfois la respiration soutenue et synchronisée des spectateurs. Tu levai les yeux au ciel, tournai des clefs autour de ton index. Dans ces moments-là, il n'y avait que la patience pour te sauver. Tu ne pouvais pas dire que la pièce était mauvaise, pas plus que les acteurs, mais d'un trou, même le meeting le plus intéressant du monde devenait un vrai supplice. Aussi, à force de t'agacer toi-même, tu décidai de jeter un autre coup d'oeil sur la scène depuis un coin dans l'ombre. On aurait dit un vrai stalker.

Tu tombai sur une vue des plus réjouissantes. La comédienne phare de la scène et son décolleté à pleurer, le pantalon de satin qui moulait les fesses du brun longiligne qui jouait avec elle. Tu décochai enfin le premier sourire de la soirée devant pareil spectacle. C'est là que tu te félicitais de ne pas avoir la barrière des sexes ; tu pouvais trouver ton bonheur partout et avoir deux fois plus de possibilités. Tu te sentais déjà mieux, et t'étais même mis à siffloter en voyant que la pièce s'achevait. La véritable ovation qui suivit te fit éclater de rire, certes, l'ambiance au théâtre n'était pas la même qu'au cinéma. Tu attendis que les comédiens saluent leur public pour les accueillir dans les coulisses, cependant ton attention devait se concentrer uniquement sur Beth Austin et Sixsmith Edwood. Quel drôle de prénom d'ailleurs, mais ce n'était pas le sujet. Tu accueillis la première qui était tellement surexcitée qu'elle monta jusqu'à sa loge en sautillant après avoir fait distribution de baisers sur la joue au brun. Tu lâchas un petit rire, elle était vraiment telle qu'on la décrivait.

Edwood avait l'air plus calme, mais bien différent de l'avant-pièce : l'ovation du public et les cris de délire semblaient lui avoir donné une sorte d'assurance, il était moins pâle, avait les épaules plus droites. Pour toi qui était observateur, ce genre de détails ne passaient pas inaperçus. Tu connaissais beaucoup de personnes à qui le succès était monté à la tête, tu attendais juste de voir si ce serait le cas pour lui. Néanmoins il n'avait pas l'air méchant pour deux sous et tu te disais qu'il resterait sain d'esprit. Plutôt tu l'espérais pour lui. Tu ne pus t'empêcher de commenter d'ailleurs, comme à ton habitude, sachant pertinemment que tu risquais de vexer ton interlocuteur. L'histoire de ta vie. "Jolies fesses. Mais faut veiller à ce qu'elles gonflent pas du succès, comme les chevilles. Ce serait dommage." Sans attendre ton reste, tu l'invitais à regagner sa loge, à l'étage. Car il avait beau en imposer en costume de souverain, tu l'aurais bien vu sous d'autres coutures, aussi tu ajoutai un petit "Besoin d'aide pour retirer tout ça ?" et tu ris de bon coeur.

Tu ne pensais vraiment pas qu'il prendrait tous tes dires au pied de la lettre. Pas au point que la remarque sur ses fesses le fasse littéralement les vérifier. Un garçon vraiment étrange, pensas-tu, quoi que tu ne devais pas être beaucoup plus âgé que lui, seulement il gardait une sorte de regard enfantin, fuyant le regard... Tu ne voulais pas t'avancer sur son cas, pourtant tu connaissais bien ce genre de comportement, un peu difficile à cerner, surtout chez les enfants. Tu garderais cette analyse  pour plus tard, ici tu étais un garde du corps, pas un analyste en comportement. Le plus amusant, une fois en rentrant dans la loge, était de voir à quel point ta question l'avait destabilisé. Ce n'était pas tellement le but, tu aurais préféré qu'il te réponde clairement mais apparemment il n'était pas habitué à recevoir des avances, même subtiles. Dans tous les cas, tu étais entré dans la loge avec lui. Tu attrapas la couronne restée sur la tête du bel acteur et la plaças sur ta tête en riant. "Et voilà, je suis roi." Ce genre de comportement très puéril te faisait beaucoup rire.

Tu l'enlevas de ta tête pour le poser sur une sorte de grosse coiffeuse très moderne, le genre de choses qui font que les stars ne se sentent plus devant elles. Bref, tu t'approchai du brun sans trop jouer les stalkers, en même temps, tu n'avais rien d'un psychopathe, loin de là. T'étais dans le camps des gentils maintenant, et les sales histoires de famille dans lesquelles tu n'avais pas eu le choix que d'y sombrer étaient loin derrière toi. Tu arrivai devant lui, puis allai ouvrir le col de son costume, qui à bien y regarder, t'aurait étouffé toi. Tu n'appréciais pas que quelque chose te comprime trop la gorge, jamais, oui, même dans ce sens là. Tu regardas le visage de Sixsmith, essayas de voir s'il te regarderait enfin dans les yeux, essayas de déceler diverses émotions, car fichtre, il en avait, pour sûr. Voir si tu ne lui faisais pas peur, car ce n'était pas le but. Non là le but était devenu tout autre et c'en était même étrange. "Allez, je laisse faire, mais je peux regarder ?" dis-tu avec un petit sourire. Tu n'en raterais pas une miette. Regarder un beau corps, ça ne tuait personne, non ? Alors autant allier l'utile à l'agréable.

Tu surveillais de très près Edwood, recherchant les failles, les micro-expressions de son visage et dans son comportement pour voir si tu étais sur la bonne voie. Car à présent, le flic en toi s'était bien mis en tête de rester là, de mettre à l'épreuve la résistance de l'acteur et de garder son corps au sein très littéral du terme. Tu ne pus t'empêcher de conclure que le brun ne semblait pas très à l'aise en face de toi. Par la gestuelle, lorsqu'il passa la main contre sa nuque. Par les mots, lorsqu'il confia que logiquement, il devait se déshabiller en privé. Tu ne pus t'empêcher de sourire, tu avais l'impression d'avoir envahi son cocon, d'avoir pénétré sa zone de confort. Tu ne voulais pas tant le mettre mal à l'aise, juste savoir où ce petit jeu vous mènerait, car tu étais déjà dans la phase de séduction, très masculine certes, un peu bourrue et franche. Tu ne pouvais pas le nier, Edwood était talentueux, mignon à sa façon, et toi tu ne crachais sur ni l'une ni l'autre de ces qualités, quelque soit le genre de la personne. Une fois son col retiré et le commentaire qu'il te fit sur l'effeuillage en public, tu t'amusas quelques instants de la situation. "Mais nous sommes en privé."

A bien y regarder, tu devais même peut-être l'un des seuls à penser ainsi, il n'y avait pas de moyen spécifique selon le sexe pour aller séduire quelqu'un.  Pour toi, que ce fut avec un homme ou avec une femme, ça se passait de la même façon. Aussi, comme tu n'arrivais pas à capter le regard du brun, tu t'approchas une fois de plus et l'aida à retirer sa veste alors qu'il te faisait dos, pour qu'il se retrouve torse nu. "Tu n'as pas peur, j'espère ? Je suis garde du corps, pas un bouffon de beauf, ou encore un criminel." lâchas-tu avec un petit rire qui avait pour but de détendre l'atmosphère. Ta voix était résolument grave mais douce, pas agressive pour deux et tes gestes étaient calculés pour le mettre en confiance, comme si quelque part tu pensais avoir déjà gagné la partie. Après tout s'il avait voulu être seul, tu ne doutais pas une seule seconde qu'il te l'aurait demandé de vive voix. Et s'il ne savait pas s'y prendre, aucun soucis pour toi. Vous aviez toute une nuit complète pour que tu lui apprenne.

Tu passas devant lui et attrapas son menton, pour que cette fois il ne se soustraie pas à ton regard et que tu puisses voir si tu lui faisais de l'effet. Tu souris bien malgré toi et attrapes sa nuque sans brutalité pour lui voler un baiser sans lui demander son reste. "Alors, que fait-on de cette nuit ? Si tu n'es pas pressé de rentrer chez toi, je sais exactement quel genre de scène on peut jouer dans cette loge." Tu pouvais paraître bourru certes, à toujours dire ce que tu pensais sans détour, mais au moins tu disais ce qui te passait par la tête. Un peu comme si, comme tu pouvais lire sur le visage des autres, tu leur permettais d'être au moins au même niveau sur la balance. "Pour ne rien te cacher, tu me fais assez d'effet pour que j'aie envie de toi. En plus je n'ai pas envie de perdre ma soirée en rentrant chez moi frustrée. Oublions un peu nos cas, acteur, garde du corps, on oublie ça, on met de côté. On est deux hommes, seuls, et je suis sûr que je ne te laisse pas indifférent du tout. J'ai tord ?" Mais bien sûr, tu n'avais jamais tord.

Le jeune acteur semblait rentrer peu à peu dans ton jeu et tu ne pouvais t'empêcher de sourire. Ton baiser semble même avoir déclenché quelque chose. Il te mettait même au défi ! Et bien il n'allait pas être déçu sur ce point, pour avoir une représentation passionnante, tu comptais bien la lui graver en mémoire. Car à défaut de ne pas savoir garder des relations très longtemps, tu n'étais absolument pas un mauvais coup. Enfin, tu n'étais pas là non plus pour te vanter. Cependant, tu mis un peu de temps à comprendre ce qu'il entendait par filtre, et saisissant son propos, tu te mis à rire. "Il semblerait bien, oui, ravi de constater que c'est aussi ton cas apparemment." Car sans vouloir entrer dans les mauvais jeux de mots, voir quelqu'un de naturel et de sincère te changeait de tous ces menteurs que tu croisais tous les jours, et qui semblaient ravis de voir que leur fourberie fonctionnait avec tout le monde. Edwood finit par t'enlever ta veste de cuir qui te donne cet air costaud, pour être à égalité dit-il. "Si ça ne tient qu'à ça." ajoutes-tu avec un clin-d'oeil, tandis que ta veste égarée, tu saisis l'ourlet de ton t-shirt et le soulève jusqu'à t'en débarasser. Et aussitôt tu dévies jusqu'à la ceinture de ton jeans que tu délies, oui, tu sais très bien te déshabiller seul et tu t'amuses à voir les réactions du jeune homme qui se tient devant toi. Cette fois c'était parti pour de bon entre vous. Tu nourris le jeu, retira ta ceinture, cherchant déjà des yeux un coin, un sofa, où vous pourriez vous poser. Une loge n'était pas forcément l'endroit le plus confortable du monde, mais elle faisait l'affaire. "Nous sommes à égalité là, n'est-ce pas ?"

Tu souriais. Tu retrouvas de l'assurance et de la malice dans le regard de Sixsmith qui t'avaient attiré, quelques minutes plus tôt. Car tout était allé assez vite. Inutile de chercher bien loin, de s'imaginer une romance qui n'avait pas lieu d'être, qui n'avait aucune raison d'attendre des années, comme dans toutes ces tragédies qui se suivaient et se ressemblaient dans les grandes salles d'à côté. Tout ce qui se passait là, à ce moment, était purement physique. Ton corps, le sien, rien de plus. Tu fis courir l'une de tes mains sur sa peau nue pour t'attaquer au reste de sa tenue criarde, oui, il serait bien mieux sans. Sans le brusquer, tu lui retiras ce pantalon de roi et, du même coup, déboutonnas ton jeans. Ton dernier mec remontait à un petit moment déjà et même si tu le regrettais, tu ne te montrais pas aussi doux avec les hommes qu'avec les femmes. Oui, c'était bien triste, même si c'était peut-être parce que la plupart des femmes que tu avais connu faisaient beaucoup trop de manières. Tu passas la main au bas du dos de Sixsmith, t'approchas encore pour coller ton corps au sien, et l'embrasser de nouveau, avec envie. Envie non cachée d'ailleurs, ton jeans devenait presque inconfortable. Et puis il n'était plus temps de réfléchir.

Un jeu. Si tout ça n'était qu'un jeu, voilà que tu t'étais mis dans une situation délicate. Te rapprocher d'une future vedette t'apporterait sûrement des ennuis, vis-à-vis de ton boulot et de tes supérieurs, mais aussi vis-à-vis de pucelles colériques et hystériques qui te balanceraient des œufs pourris à la figure si elles apprenaient que tu avais couché avec leur idole. Sauf que quand on a en face de soit quelqu'un qui est résolument innocent et qui ne comprend pas comment le monde fonctionne dans ses bafonds, on a du mal à résister en général. Ce devait être ça, tes goûts, les petites choses fragiles, des petits bouts à protéger et qui une fois sur les rails se montraient plus fortes. Beth Austin devait avoir sacrément bien travaillé pour préserver cet homme qui avait encore presque tout d'un garçon. Ou alors tout cela était l'office de son agent, quoi qu'il en soit, ce n'était pas tant tes affaires de savoir qui s'occupait de telle ou telle personne.

Les baisers qui suivent et vos vêtements débarrassés sont des appels muets, d'envie, de désir. C'est un joli cocktail, un feu de joie qui rend tes pensées brumeuses. Quelques gestes plus loin, un baiser passionné échangé, et vous êtes tous deux nus, enfin. S'en suivent les étreintes, les caresses, douces puis plus fermes et une prise de position. Pas n'importe laquelle. Car tous deux, l'un contre l'autre, vous êtes liés, pour de bon, tu as pris les rennes, et tu les garde, tu entames la danse, la rend subtile, puis plus brutale, le tout varie, sans réflexion, sans idées. Tout se fait à l'instinct. C'est puissant, ça te fait vaciller, sa sueur te colle à la peau, et ta gorge lâche des râles rauques, étouffés. Tes mains empoignent ses jambes, ses bras, les lâchent pour les capturer de nouveau. L'ensemble dure un moment, un long moment, le silence de la loge uniquement brisés de vos souffles, du bruit d'une chair contre une autre. Le bruit d'ébats. Et tout ça te manquait, la proximité d'une personne, un instant de plaisir, au calme. Quoi qu'on ne peut réellement parler de calme en cet instant.

Et tu continues, continues encore, à t'en comprimer les poumons, à t'en donner des crampes, mais tu sembles tellement au dessus de tout ça qu'il t'es impossible d'arrêter ! Tu es certain qu'à cette heure, il n'y a plus personne dans les loges alentours, et s'il reste des techniciens, le bruit qu'ils font couvre aisément celui de Sixsmith et du tien. Alors tu enchaînes encore, et encore, comme un brasier qu'on ne peut éteindre. C'est ainsi que tu fais les choses.