26 ans ∞ Youghal ∞ Irlandaise ∞ Professeur de Gaeilge ∞ Célibataire ∞ Dhoitean ∞ Amanda Seyfried

- Ciaran is ainm dom, répète encore une fois.
- Ciaran is haimn domn. Le gamin souffle, exaspéré. Un coup d’oeil par-delà la fenêtre me fait remarquer la pluie incessante. L’esprit ailleurs, je tapote le bois de la table avant de reporter mon attention sur Ciaran.
- Encore une fois.
- C’est ridicule. Il ne sert à rien ce cours.
- La porte, par contre, sert à quelque chose puisque tu vas te lever et aller la fermer. Et quand tu la fermeras, tu prendras soin d’être de l’autre côté.

Je penche la tête sur le côté, avise l’adolescent d’un large sourire alors qu’il cligne des yeux plusieurs fois. L’information a encore du mal à faire son chemin jusqu’à ce qu’il lui reste de neurones ; il cligne de nouveau des yeux. Pauvre de lui, il ne doit pas être habitué à être expulsé de classe sans un cri, sans le moindre haussement de ton. Du doigt, je lui indique la porte. Et alors, seulement à ce moment-là, il semble se rendre compte de la situation. Lentement, il entame la progression, espérant seulement que je revienne sur ma décision. Mais c’est un fait : je n’ai aucune patience. Et, vraiment, aucune tolérance en ce qui concerne le retard. Retard des autres, faut-il le préciser, car je suis bien loin d’être ponctuelle. Ciaran s’est simplement pointé avec une minute de délai et, jusque-là, je l’ai traqué jusqu’à ce qu’il commette la faute. Cette pseudo-rébellion. Cette phrase à la con. Ces quelques mots teintés de politesse pour quelqu’un qui se trouve sous les feux des projecteurs depuis les dernières vingt minutes.

- Aussi… Le voilà qu’il se retourne, les yeux brillants (l’espoir encore) et la veste négligemment déposée sur son épaule (pour faire croire que rien ne peut l’atteindre). Aussi : tu iras voir Shauna. Elle a besoin de volontaires pour organiser la semaine R&G. Faux espoir, il me lance un regard noir et part en claquant la porte.

Satisfaction de ma part ; je m’en frotterai presque les mains de délectation. L’ennui, d’ailleurs, s’envole enfin, se dissous et se résorbe agrandissant mon champs d’action. Le cours reprends grâce à mes yeux, ma journée toute entière et, déjà, je me plais à imaginer mille facéties et mille mensonges. Mille futures engueulades – certainement avec le chef de département – si ce n’est plus. Leitmotiv malsain, incompréhensive par la plupart mais d’une logique imparable me concernant (aussi logique que les règles grammaticales du gaélique irlandais). Le fait est que je suis pour l’action néfaste. Pour la lente déchéance de l’être humain – la vôtre (et que crèvent tous ces drogués, tous ces sans-abris). Pour le début des emmerdes, là où la situation paraît encore floue. Là où les protagonistes se regardent, se défient du regard afin de savoir qui a bien pu les trahir, ne se doutant pas une seule seconde que je tire les ficelles, moi, derrière tout cela. C'est bien moi qui ait tué le Docteur Lenoir. Mais les pistes sont brouillées, cachées, convergentes vers un autre point ; pas le mien.

Chacun ses jeux, chacun ses habitudes. Je trompe l'ennui comme je peux, m'invente une vie, mes propres occupations au rythme de ma journée, de mes rencontres. Duper les inconnus est un passe-temps, embrouiller mes « prétendus amis » un rituel de vie. Tiendront, tiendront pas, je me pose bien la question ; crache sur la réponse, les faux semblants et sur la facticité des sentiments. Je n'aime personne, qu'on se le dise. Je m'auto-suffis, la plupart du temps, contente d’affiche un large sourire pour toutes les critiques qu’on ose enfin émettre. Je me ris de la vie, de ce que les autres appellent amour, de tout. Je ferai bien une ode à la déraison, à la démesure mais y penser m'exaspère, me désespère et, étrangement, m'ennuie légèrement. Je préfère continuer sur la lancée, sourire dans le vide, aux autres – et à moi-même, dans le fond. Simplement sourire, prétendre que tout va bien. Se faire plaindre pour rien. Pleurer. Regarder les autres s'affoler et vraiment sourire devant leurs réactions. Se demander combien de temps va s'écouler avant que la supercherie ne soit découverte. Les paris sont ouverts, mes amis.

- Fergus is ainm dom. Prononciation parfaite qui me tire de mes pensées alors que, sans le vouloir, je foudroie l’impertinent du regard.
- Cad is ainm dó ? Je regarde Fergus droit dans les yeux, à présent. Il soutient mon regard, m’énerve par la même occasion. Mais, d’un signe de tête, j’indique la personne dont je veux connaître le prénom. Alors : répondra. Ne répondra pas. Là encore, la question se pose – mais je me contrefiche de la réponse.
- Heeeeu… Magnifique. Je secoue la tête, me passe de tous commentaires.
- Leçon de la semaine dernière et des vingt dernières minutes. Je vois que c’est d’une grande efficacité et que vos compétences à tous, qu’ils se sentent tous ciblés, sont aussi développées que celles d’un anglais coincé dans un sofa, avalant scones sur scones, attendant son tour pour effectuer un putt. Et que les anglais se sentent également visés.

Je secoue la tête, décroche mon fessier des chaises en contre-plaqué. Me massant les tempes, j’appuie sur la touche play de la télécommande. Ils soufflent, en ont l’habitude : passer les minutes de confrontation, mes cours finissent toujours par une bande audio à écouter. La tête de Fergusson passe soudainement par l’entrebâillement de la porte. D’un signe de la main, il m’invite à venir discuter quelques instants. Fergusson, c’est le nom de mon supérieur. Prenant l’air enjoué, j’augmente le son de la bande passante, le rejoins. Fergusson, c’est le genre de type bien gras, à avaler donuts sur donuts comme le ferait l’américain moyen, à raconter conneries sur conneries tout en affichant une bonne humeur continuelle. Je ne supporte pas ce genre de type, aimerait bien leur cracher à la tête pour leur montrer mon ressentiment, les descendre plus bas que terre pour cacher le dégout que j’éprouve. Mais c’est un large sourire que j’affiche. Deux options : il vient pour discuter du cas Ciaran ou de son équipe de tag rugby.

- Aoife… Première option.
- Oui ? Mine intéressée.
- Je suis désolé mais … Il se frotte les mains, plisse les yeux rendant encore plus voyantes les rides qui lui minent le front. Il n’y a rien à redire, il semble à avoir du mal à m’annoncer la nouvelle. Mais je la connais, cette nouvelle, je l’attends depuis bien longtemps. L’attends avant même d’être professeur à Cork. L’attends depuis que j’y étais élève, première année, première heure. Je viens d’avoir une autre plainte. Etonnant. Je… ne peux pas continuer comme ça. Un problème de réputation. Vous ne pouvez pas rester ici, je ne comprends pas ce qu’il se passe. C’est comme si tous, tous, se sont ligués pour que vous partiez. Bel homme naïf, si naïf. En réalité, c’est juste mon envie de tout envoyer valser, de tester toutes les limites qui amènent ce résultat. Voilà bientôt 3 ans que j’attends qu’on me renvoie, désir maladif qui se dilue dans mes veines. Mais comme vous êtes une personne très aimable. Apparence. Et comme je vous apprécie… Chose non réciproque. J’ai réussi à décrocher une place de professeur à l’université de Kilkee et … et … ils ont même une équipe de tag rugby.

J’en souris, pose ma main sur son épaule comme pour le rassurer. Fouillant dans mes poches, j’en ressors le trousseau de clé, les lui remets avant d’effectuer un « merci » muet du bout des lèvres. Merci d’être aussi con que ces blondes péroxydées qui s’affichent sur la une des journaux de mode. Merci de croire en moi alors que, soyons franc, ça fait belle lurette que j’ai arrêté de le faire. Depuis un temps incertain, si ce n’est depuis toujours. De mon enfance, je ne me souviens que les discussions en gaélique autour de la table. Du regard méprisant de ma mère lorsque j’avais failli à un examen. De mon regard, tout aussi méprisant, que j’avais pour ces petits bourgeois, se retrouvant coincés à Youghal alors que c’était une ville de pécheurs et de fermiers. De mon regard, méprisant encore, que j’avais pour ceux qui n’avançait pas, ralentissaient les autres, ralentissaient mon avance. Mais ce regard, je l’avais perdu, échangé contre des faux-semblants et de larges sourires – choses que j’emporte avec moi à Kilkee.

On ne se refait pas. Surtout pas moi. Surtout quand l’un des seuls sentiments qu’on exprime le mieux se résume au dégoût. Dégoût de la vie, des autres, surmonté d’un glaçage de type cupcake pour cacher ce qui est hideux. Pour cacher que ce que vous savez faire de mieux, c’est tenter de tout détruire : manipulation verbale, sourire à l’appuis. Réellement, il n’y a rien de plus jouissif. Vraiment.

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